Réécrire Shakespeare avec Tracy Chevalier

Depuis plus de 400 ans déjà, les pièces de Shakespeare sont lues, jouées et étudiées partout dans le monde. C’est justement à l’occasion de l’anniversaire de la mort du dramaturge britannique, en 2016, qu’a été lancé le “Hogarth Shakespeare project”, dont l’ambition est de proposer aux lecteurs de nouvelles interprétations des pièces de Shakespeare par de célèbres auteurs contemporains. Alors que Jo Nesbø s’est réapproprié Macbeth et qu’Anne Tyler a réinventé La Mégère apprivoisée avec Vinegar girl, Tracy Chevalier a choisi quant à elle de se consacrer à Othello. Reprenant les personnages, les motivations et le drame de la pièce originale, l’auteur a cependant décidé de situer l’action dans une école de la banlieue de Washington, pendant les années 1970.

Le vendredi 8 février dernier, pour la sortie en France de Le Nouveau aux éditions Phébus, ce sont 30 lecteurs Babelio qui sont venus à la rencontre de cette américaine expatriée à Londres, pour échanger non seulement autour de son nouvel ouvrage, mais aussi autour du travail de l’auteur de La Jeune fille à la perle.

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Shakespeare de 1564 à 2019

Si Tracy Chevalier est née à Washington au début des années 1960, elle a passé plus de la moitié de sa vie à Londres, où elle a emménagé il y a 30 ans. Que ce soit sur un continent ou l’autre, l’auteur d’Hamlet l’a toujours accompagnée : “À l’université, j’ai étudié Shakespeare, mais en Angleterre, je le vis. À Londres, on boit du Shakespeare, on respire du Shakespeare. Chaque année, on peut voir une nouvelle version du Roi Lear ou de Macbeth au théâtre ou à l’opéra : il fait partie des meubles.”

En tant que référence intemporelle et universelle, le dramaturge n’a rien perdu de sa pertinence, comme l’a fait remarquer Tracy Chevalier en faisant le parallèle entre une réunion de Donald Trump avec son cabinet et la scène d’ouverture du Roi Lear : “dans les deux cas, cela se termine mal pour la personne qui refuse de flatter le chef.” Ajoutez à cela un contexte propice à l’impulsion d’un nouveau projet, et l’auteur de Prodigieuses créatures a accepté de rejoindre le “Hogarth Shakespeare project”. “Au lieu d’écrire un autre roman historique, je me suis dit que je pourrais m’essayer à quelque chose de différent cette fois, et j’avais le choix, parmi les 38 pièces écrites par Shakespeare !”

D’abord motivée par l’idée de réécrire Roméo et Juliette, son fils adolescent lui a rapidement fait changer d’avis en lui faisant remarquer que la pièce avait déjà été trop réécrite, “d’autant plus que je n’étais pas certaine d’avoir envie d’écrire sur une passion adolescente folle”, ajoute l’auteur : c’est finalement sur Othello que s’est porté son choix.

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“Othello, c’est l’outsider par excellence !”

“Même si je vis en Angleterre depuis plus de trente ans, je reste une américaine et, à ce titre, je suis toujours un peu considérée comme une outsider.” Et qui d’autre qu’Othello, ce personnage qui ne ressemble à aucun autre et que les autres renvoient toujours à sa différence, incarne le mieux ce rôle d’outsider dans l’oeuvre de Shakespeare ?

C’est avant tout parce qu’elle se reconnaît dans le personnage d’Othello que Tracy Chevalier a choisi de réécrire Le Maure de Venise, mais pour se réapproprier l’histoire de Shakespeare, l’auteur a choisi de mettre également un peu d’elle-même dans cette intrigue, en changeant notamment le lieu et l’époque de l’action : “J’ai grandi à Washington D.C. dans les années 1970 et je connais les écoles américaines de cette période, ça m’est donc plus facile d’y situer l’action. Si j’avais imaginé une école de toutes pièces, à Londres, en 2016, j’aurais eu peur de me tromper, de ne pas avoir le vocabulaire des enfants actuels. C’était plus facile d’utiliser des souvenirs familiers, et puis cela m’a donné un prétexte pour me replonger dans cette époque.”

Les années 1970 aux Etats-Unis paraissent ainsi être une époque d’autant plus appropriée qu’elle est fortement marquée par les luttes raciales : “J’ai grandi dans un quartier intégré où les blancs et les noirs étaient mélangés, ce qui était inhabituel pour l’époque”, raconte l’auteur en faisant passer entre les rangs des lecteurs l’une de ses photos de classe de l’époque : “dans ma classe, nous étions 27 enfants dont 3 blancs. À l’époque, j’avais conscience que, même si je faisais partie de la minorité en classe, la situation était différente à l’extérieur.”

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D’Othello à Osei

Déjà auteur de huit romans, réécrire Othello a pourtant obligé l’auteur à repenser sa méthode d’écriture : “Normalement, je fais des recherches pendant six mois. Pendant ce temps, je pense vaguement à des personnages, des thèmes, des intrigues… une histoire émerge finalement de ce bouillonnement, je me détache alors de mes notes et je la laisse prendre son envol. En écrivant Le Nouveau, je me suis livrée à un exercice différent, plus intellectuel.” À la différence de ses romans historiques pour lesquels elle invente l’intrigue de A à Z, le travail préparatoire pour Le Nouveau a en effet été largement simplifié par le fait que Shakespeare avait déjà écrit l’histoire : “je connaissais le début, la fin et le déroulement de l’intrigue, je n’avais pas besoin de faire des recherches et de prendre des notes.”

Après avoir relu la pièce deux fois, Tracy Chevalier a alors laissé l’intrigue de côté pour ne pas se laisser brider par la forme théâtrale : “j’ai d’abord pris un peu de temps pour mettre mes idées en ordre et “trouver ma tête”. C’est très différent de raconter une histoire via un roman ou une pièce de théâtre. Shakespeare est plein de coïncidences et de quiproquos : ces éléments fonctionnent bien dans une pièce de théâtre, mais ils ne sont pas crédibles dans un roman. Puis il m’a fallu “trouver mes tripes et mon cœur”, c’est-à-dire ajouter une partie de moi à l’intrigue. C’était une expérience différente et rafraîchissante !”

Parmi les lecteurs présents à la rencontre, on pouvait compter quelques fans et fins connaisseurs de l’oeuvre de Tracy Chevalier. Ils n’ont pas manqué de noter la différence de style entre Le Nouveau et les précédents romans de l’auteur, ayant parfois du mal à reconnaître la plume de l’auteur de La Jeune fille à la perle.
Tracy Chevalier reconnaît ce changement dans son écriture, et s’en est expliquée : “À un moment dans leur vie, les auteurs ont envie de tester de nouvelles choses. Je n’avais pas envie de me répéter, j’ai donc choisi d’utiliser un style plus simple, clair et épuré, pour ce roman, d’autant plus qu’il se passe à l’école primaire.”
L’auteur anglo-saxonne s’est alors exprimée sur son rapport à l’écriture, et plus particulièrement sur ce qui la motive dans les romans historiques : “C’est en écrivant La Vierge en bleu, mon premier roman à moitié historique et à moitié contemporain, que je me suis rendue compte de mon goût pour le roman historique ! La partie contemporaine me ressemblait trop, et cela me semblait ennuyeux. À l’inverse, la partie historique me permettait remonter le temps, et de me libérer de moi-même en racontant l’histoire des autres.” En revenant à une histoire plus contemporaine avec Le Nouveau, l’auteur s’attendait à décontenancer ses lecteurs : “cette histoire prend place dans un contexte qui m’est très personnel, je suis en quelque sorte revenue à moi-même avec cet ouvrage.”

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Hommage au théâtre

Avant de se détacher de l’oeuvre de Shakespeare, Tracy Chevalier a cependant souhaité lui rendre hommage en respectant l’unité de temps et de lieu de la pièce, puisque l’intrigue du Nouveau tient sur une journée et n’a lieu qu’à l’école. “Une journée au parc est pleine de drames, qu’ils soient politiques ou amoureux. Les enfants vivent cela intensément, c’est leur monde”, ajoute l’auteur. Comme dans la tragédie, l’histoire s’intensifie peu à peu pour tendre vers un point culminant.

Utiliser les codes du théâtre permettait non seulement à l’auteur de faire référence à cet univers, mais également de donner du relief et du sens à son histoire. Avec ce roman, l’auteur souhaitait en effet présenter “une étude sur le racisme qui ne serait pas uniquement le reflet de la victime, mais de toute la société”, d’où l’envie de donner une voix à chaque personnage pour “peindre une image précise et pluridimensionnelle de la situation”, explique Tracy Chevalier. “J’ai divisé l’histoire en cinq actes, non seulement pour faire référence à la pièce originale, mais aussi pour que chaque personnage ait l’occasion d’être mis en avant”.

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Des personnages du XXIe siècle

En ce qui concerne les personnages, justement, l’auteur de La Dame à la licorne a souhaité donner plus d’informations à leur sujet que Shakespeare, célèbre pour ne rien expliquer du passé de ses personnages : “au contraire, je voulais donner un minimum de contexte qui puisse expliquer leur comportement mais sans trop en dire, en jouant sur des détails subtils : en mentionnant les coups de ceinture que reçoit Osei, par exemple, j’ai souhaité indiquer qu’il venait d’une famille très stricte. Je me suis mise dans la peau des lecteurs du XXIe siècle, et il me semblent qu’ils attendent aujourd’hui davantage d’indications sur l’environnement des personnages.”

La sœur d’Osei illustre d’ailleurs parfaitement le type de modification apporté par Tracy Chevalier par rapport au texte d’origine, puisque c’est un personnage imaginé intégralement par l’auteur. “Si je pouvais critiquer un élément de la pièce de Shakespeare, ce serait peut-être le fait qu’à la fin, on n’est pas certains qu’Othello soit conscient du mal qu’on lui ait fait, au-delà de la trahison et de la perte de sa femme”, explique Tracy Chevalier. De son côté, l’auteur voulait qu’Osei se rende compte du préjudice subi, non seulement dans son cercle resserré, mais aussi d’un point de vue politique et sociétal, en tant que victime du racisme. “C’est pour cela qu’il fallait que je donne une sœur aînée à Osei : c’est un socle pour lui car elle l’éduque et l’éveille à sa conscience politique.”

C’était d’ailleurs l’occasion de débattre avec les lecteurs présents : les enfants de Le Nouveau sont-ils trop matures pour leur âge ?
Tandis qu’une partie des lecteurs présents s’accordaient à dire qu’ils n’avaient pas des comportement d’enfants de 11 ans, Tracy Chevalier a justifié son choix en expliquant que cet âge correspond au début de la puberté : “elle n’a pas encore touché tout le monde”, continue l’auteur, “il y a un grand éventail de différences dans les niveaux de maturité des enfants. Ce qui comptait pour moi, c’était le fait que les enfants, à cet âge, imitent les comportements des adultes et les mettent en scène pour se préparer à les vivre, mais sans en avoir les capacités psychologiques.”

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“Donner un coup de pied dans la fourmilière”

C’est suite à la remarque d’une lectrice que l’auteur s’est alors interrogée sur la violence présente dans Le Nouveau et dans ses ouvrages précédents, notamment ceux dont l’action se déroule aux Etats-Unis. “C’est un pays qui a été fondé dans la violence, par des gens qui ont pris le pays aux amérindiens puis qui y ont amené des esclaves”, raconte l’auteur, “il y a une couche de violence qui tapisse l’histoire des Etats-Unis et que l’on retrouve dans le fondement de la société : c’est un pays qui convoque la violence. C’est d’ailleurs surprenant, quand on constate à quel point les américains sont chaleureux et amicaux !”
Cette violence, on la retrouve notamment dans Le Nouveau via le thème du racisme, mais aussi dans La Dernière fugitive et À l’orée du verger, qui se passent tous les deux à l’époque de la Conquête de l’Ouest américain.

D’un roman à un autre, en plus de retrouver des thèmes récurrents, on retrouve également les mêmes mécanismes : les personnages principaux de La Jeune fille à la perle et de La Dernière fugitive, Griet et Honor, sont ainsi projetées dans des situations complètement nouvelles pour elles, la première dans une famille de Delft, la seconde dans l’Ohio. “J’aime mettre mes personnages dans des environnements qui leur sont inconnus, et dans des situations inédites pour eux. S’il n’y a pas de difficulté, il n’y a pas de drame, et c’est le drame qui fait l’histoire. Il faut qu’il y ait quelque chose qui déstabilise les personnages et les lecteurs. Mon travail, en tant qu’écrivain, c’est de donner un coup de pied dans la fourmilière.”

Merci à Fabienne Gondrand pour l’interprétation.

Découvrez Le Nouveau de Tracy Chevalier, publié aux éditions Phébus, ainsi que la vidéo des cinq mots de l’auteur :